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#8 Un requin à Sulani

J'aperçois papa sur le chemin de la maison.  

 

Il traîne un peu des pieds, le dos voûté.

Je peux sentir la fatigue de la journée l'accabler.

Un gros monsieur marche près de lui.

Je crois bien qu'ils sont ensemble.

 

 

Papa s'est arrêté pour l'attendre. Ils n'avançaient pourtant pas vite, mais le monsieur semble souffrir de la chaleur. C'est vrai que les températures étaient particulièrement élevées aujourd'hui, même si les heures les plus chaudes sont passées depuis longtemps. Je me demande s'il ne risque pas de faire un malaise.

J'abandonne mon étal pour aller à leur rencontre.

Papa m'embrasse, mais pas comme d'habitude, il ne me serre pas dans ses bras, il reste formel et s'empresse de me présenter au monsieur. 

 

Je dis bonjour poliment. Monsieur Broke me regarde d'un air distrait, il halète comme s'il avait couru un marathon et soupire d'exaspération.

Papa m'envoie prévenir tatie et maman de leur arrivée. 

Il y a dans son attitude, dans son ton une déférence, presque une obséquiosité, qui ne laisse aucun doute quant à l'importance de notre invité.

Dès que maman entend son nom, le sourire qu'elle affiche aux clients se décompose pour se recomposer avec la tension de ses muscles faciaux en une expression grave et austère, une de celles qu'elle ne laisse presque jamais paraître devant nous, les enfants, mais qu'elle prend parfois quand elle discute avec papa du restaurant.

 

C'est la première fois qu'elle me demande ça.

 

Ces comportements inhabituels, de maman ou de papa, m'angoissent. 

 

Jonah et Bali viennent pour me raconter une blague, mais mon esprit tout accaparé par l'arrivée de monsieur Broke ne saisit rien à leurs pitreries.

 

Je les envoie à la douche et m'éclipse avec eux en direction de la maison pour m'occuper de Sandy.

 

De la fenêtre de la maison, je peux observer le restaurant.

Papa est au bar sur la terrasse.

Il prépare une boisson pour monsieur Broke en attendant l'arrivée de la commande.

 

 

Je ne veux pas gêner mes parents, je sens que c'est important, mais en même temps, je meurs d'envie de savoir. Je n'ai qu'une hâte : repartir en salle pour pouvoir espionner leur conversation, mais je dois attendre que les garçons aient terminé de manger.

Lorsque je suis enfin libre d'y retourner, les derniers clients finissent leurs assiettes, maman annonce à tatie que le restaurant ferme plus tôt. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle nous effraie, mes frères et moi, depuis que nous sommes petits avec cette horrible fable qui raconte qu'un énorme requin endormi dans les eaux de Sulani sortirait à la tombée de la nuit pour dévorer tous les queues-de-poisson qui ne seraient pas rentrés sagement se coucher. Je baisse la tête en signe de contrition.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je tremble.

J'ai la tête qui tourne.

Je ne me sens pas bien du tout. 

 

 

 

 

Maman m'autorise à rester en cuisine avec elle, en attendant la fin du dîner de monsieur Broke. De là, en nous rapprochant du bar qui donne sur la terrasse, nous pouvons entendre en sourdine leur conversation. Elle ne cherche pas à me tenir à l'écart, même si c'est un problème de grandes personnes. Elle me fait confiance parce que je suis l'aînée. Elle veut que je sois forte. Je ravale mes larmes. Maman remet diligemment la cuisine en ordre. Demain, le restaurant ouvrira, peu importe ce qu'il se passe ce soir.  

 

Mais les forces me manquent pour l'aider.

 

J'arrive à peine à respirer tant les paroles de monsieur Broke m'ont suffoquée. Je peux seulement continuer de l'écouter, mots après mots, jusqu'à ce que le nébuleux cauchemar qu'ils forment dans ma tête ait pris une forme concrète, bien réelle, mais contre laquelle au moins, il est possible de lutter.

 

Il y a un silence qui semble durer une éternité. Monsieur Broke ne répond pas. Je ne comprends pas.

Comment peut-il rester muet après ce que lui a dit papa ?

 

Chaque tic d'horloge me fait descendre d'un degré vers la perspective la plus redoutée.

 

Un petit carillonnement métallique sur le plat de porcelaine sonne le glas de mon attente.

Monsieur Broke a déposé son couvert. 

 

 

Ces paroles conclut le repas et la conversation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il lève les yeux, voit son portefeuille, le prend, me remercie et se replonge sur son téléphone. 

Je reste planté là, en face de lui.

Il ne m'a pas regardée. 

Alors qu'il tient entre ses mains mon sort,

celui de mes petits frères, de mes parents, juste…

 

…comme il tient son téléphone en ce moment.

 

 

 

Le départ de monsieur Broke me laisse désemparée.

 

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O
OMG! Pauvre Odessa! <br /> Bon, j'ai bien ri malgré tout avec ce touriste qui a tout d'un touriste. Reste qu'il faisait quand même très peur ce touriste. haha <br /> 5000$ à trouver. <br /> Je me demande... si elle n'avait rien dit, est-ce qu'il aurait fait ce marché avec son père ou non? hum...<br /> Les enfants qui pratiquement leur comédie... hahaha "Soyez indulgents" hahaha j'ai bien ri!!! <br /> J'ADORE! Super épisode! xx
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L
Je suis contente que tu aies bien ri. C'est vrai que l'apparition de Broke est très drôle. 😂<br /> <br /> C'est bien toute la question : est-ce que sans l'intervention d'Odessa Broke aurait fait ce marché. Il est probable qu'il n'aurait fait aucune concession pour sauver le restaurant en vérité. 😓<br /> <br /> Merci infiniment pour ton soutien. ❤
E
Vraiment un salopard ce type è_é <br /> Pauvre Odessa....<br /> magnifique photos et mise en scène encore une fois. Bravo ca doit te prendre beaucoup de temps !
Répondre
Merci ! 🥰 C'est vrai que ça me prend beaucoup de temps, mais j'aime ça !