#7 Un océan de secrets

09.06.2020

Nous sommes entre deux services.

Maman surveille les clients. Papa est au travail.

Moi, je vends des fleurs à l'entrée du restaurant, en gardant un œil sur mes frères en train de jouer.

Ça fait deux heures maintenant que je m'égosille sous un soleil de plomb à racoler des passants.

Mes écailles s'assèchent. La mer est à quelques pas.

Je voudrais me baigner.

Sentir l'onde m'envelopper...

Sentir le courant me caresser...

Sentir les bras de la mer autour de moi...

Mais je ne peux pas.

Pas sans mon collier. Pas sans son charme protecteur.

C'est grâce à lui que notre secret est bien gardé, grâce à lui qu'aucun touristes à Sulani n'a jamais vu nos queues de poisson frétiller. Nous le recevons dès la pousse de nos premières écailles. Chacun collecte les coquillages et les coraux qui serviront à le fabriquer et les remet à la sorcière des îles afin qu'elle les enchante.

Nous lui sommes tous reconnaissants.

Aucun queue-de-poisson ne pourrait survivre sans sa protection. Nos écailles sont un trésors longtemps recherché. Certaines légendes prétendent qu'elles ont le pouvoir de rendre jeune et beau pour l'éternité. Je ne sais pas si c'est vrai, mais... un queue-de-poisson sans écailles, c'est comme un oiseau sans plume, ce n'est plus un queue-de-poisson, c'est un deux-pieds. Ceux qui les ont perdues ne les ont pas récupérées.

Les écailles ne repoussent jamais.

Heureusement, les gens d'aujourd'hui ne croient plus si facilement ni aux fables ni aux superstitions. Les sirènes ne sont plus que des histoires qu'on raconte comme on raconte des histoires de fantômes. Il y a toujours quelqu'un pour prétendre en avoir vu nager la nuit avec les dauphins. Vraies ou fausses, ces rumeurs nous sont profitables : elles favorisent le tourisme local, pourtant...

Le danger est là.

Une seule preuve de notre existence pourrait déclencher une chasse à la sirène qui mettrait en péril toute notre communauté.

Il est de la responsabilité de chacun de préserver notre secret.

C'est pourquoi je suis inquiète...

.

Hier, j'ai égaré mon collier.

Je ne sais pas à quel moment exactement, je sais seulement que je ne l'avais plus quand je suis rentrée. J'étais allée, comme chaque semaine, me baigner dans les eaux lustrales de la cascade. Je prends toujours la même route, je ne m'attarde pas en chemin, mais sur les kilomètres de mers que j'ai parcouru ce jour-là, j'ai plus de chance de trouver une perle que mon précieux talisman en retournant chaque grain de sable.

J'aime assez me rendre là-bas. C'est un des seuls moments que j'ai pour moi.

Sans mes parents, sans mes frères, sans mes amis, il n'y a que moi et mes pensées qui habitent les rochers, les fougères, les eaux vives, et transforment ce lieu isolé en un jardin secret où je peux chanter et danser autant que mon cœur y aspire.

Je me sens toujours un peu coupable quand je rentre de la cascade. Mes parents me font confiance pour me montrer responsable et ne prendre aucun risque. Hier soir, j'ai l'impression de les avoir trahis...

Je n'aurais pas dû traîner aussi longtemps.

Je ne cesse de penser à ce drôle de garçon qui s'est jeté sur moi. J'en ai eu une peur bleue. Il était tellement blême qu'on aurait dit un zombie...

A-t-il vu ma queue de poisson ?

J'essaie de me rassurer en me répétant que ce n'est pas grave : il ne semblait pas dans son état normal, il se dira sûrement avoir rêvé, et même s'il raconte ce qu'il a vu à ses amis, il y a peu de chance que ceux-ci le croient : tout le monde pensera qu'il a halluciné. Au pire, ce ne fera qu'une rumeur de plus qui attirera davantage de touristes.

C'est maintenant surtout que je dois redoubler de précautions.

Il me faut un nouveau collier rapidement et éviter à tout prix de recroiser ce drôle de garçon. Je dois en parler à mes parents, mais j'ai peur. Maman va se mettre dans tous ses états. Il n'y a rien qui ne la jette autant dans les transes que lorsque notre sécurité, à mes frères et à moi, est en question. Je préfère aborder le sujet avec papa avant. Mais il faudrait que j'arrive à trouver un moment seul avec lui quand il rentrera du travail...

Nani Kealoha et Tane Ngata, mes amis d'enfance.

Nous sommes ensemble depuis le jardin d'enfants.

Il me fait les yeux doux.

Lui et moi, nous sommes en couple. Il s'est déclaré à moi le jour de la fête de l'amour.

Je ne m'y attendais pas du tout. Au début, j'étais réticente, nous sommes amis depuis si longtemps, mais j'ai appris à le voir différemment. Tane est vraiment un garçon gentil, drôle et intelligent. Je suis contente d'être sa petite-amie, même si je n'y suis toujours pas habituée. Ses démonstrations d'affection, même si elles ne me déplaisent pas, m'embarrassent énormément.

Malgré le temps passé, je reconnais Wana'ao Ka'ana'ana, la petite-fille de Kaihalulu, la sorcière des îles.

Elle était au primaire avec nous, mais elle a déménagé après le divorce de ses parents. Je la trouve beaucoup changée. Elle est devenu vraiment très jolie, mais c'est surtout qu'elle dégage un petit quelque chose de différent, un petit quelque chose d'étranger...

Devant l'enthousiasme de Tane, Wana'ao me tend gentiment son téléphone où elle fait défiler plusieurs clichés d'elle, de sa famille, de ses amis, de son quartier... Mon regard ne cesse de s'ébaubir devant cette ville qui semble se trouver dans une autre galaxie. Des requins mécaniques filent à toute allure dans le courant de la circulation ; des génies de feu dansent dans la nuit autour de géants de béton gris ; des monstres de métal articulé élèvent leurs silhouettes dégingandées sur l'horizons rougis par la lave des néons...

Mon regard s'arrête soudain. Wana'ao est dans un parc. Les arbres et les plantes autour d'elle sont effeuillées. Le tapis blanc de l'hiver s'étend à ses pieds. Derrière, en arrière-fond, il y a la ville et ses grandes constructions.

Je reste fascinée. La neige, je sais ce que c'est, mais je ne l'ai jamais vue qu'en photographie. Il ne neige pas, ici, à Sulani. Il faut aller dans un monde plus froid, dans un monde comme celui d'où vient mon papa...

Elle jette un coup d’œil plein de sous-entendu en direction de Tane.

Je sais que je le déçois, je sais qu'il a envie de me voir, je sais qu'il attends depuis des semaines, je sais que je le néglige, mais je ne peux pas... je ne peux pas prendre le risque d'aller à Mua Pel'am sans mon collier.

Je détourne le regard.

Je le regarde s'éloigner.

L'écart entre nous creuse dans mon cœur un trou plein de regrets dans lequel j'aimerais pouvoir m'enterrer, tant j'ai l'impression d'être la dernière des dernières simettes de tous les mondes de sims en ce moment.

Elle éclate de rire. Je me sens d'autant plus gênée, que je suis mal à l'aise avec ce sujet. Mais la discussion m'a fait prendre conscience que je ne fais pas assez attention à Tane. Il est pourtant très important pour moi...